- PIERRE LOMBARD
- PIERRE LOMBARDAuteur d’un ouvrage délibérément traditionnel et assez impersonnel qui lui a valu néanmoins d’être appelé le Maître des Sentences – car la «lecture» et le commentaire de cet exposé de la foi chrétienne ont constitué pendant plusieurs siècles la base de l’enseignement scolastique –, Pierre dit le Lombard serait né à Novare et aurait d’abord étudié à Bologne. Vers 1136, il partit pour Paris, où il acheva sa formation avant d’occuper la chaire de théologie de l’école épiscopale de Notre-Dame. Il avait été recommandé par Bernard de Clairvaux aux chanoines de l’abbaye de Saint-Victor, où il prononça divers sermons. C’est au titre de magister scolaris qu’il participa, en 1148, au concile de Reims réuni sous la présidence du pape Eugène III pour examiner les doctrines de Gilbert de la Porrée. En 1159, il fut élu évêque de Paris, où il mourut l’année suivante. Il avait rédigé ses Libri quatuor Sententiarum entre 1148 et 1152.Pierre Lombard et l’essence de la charitéComparée à celle de son contemporain Abélard par exemple, l’œuvre de Pierre Lombard paraît peu originale. C’est le cas non seulement des commentaires qu’il nous a laissés sur les Psaumes et sur les épîtres de saint Paul ou de ses Sermons , d’ailleurs longtemps attribués à d’autres, mais aussi de ses Sentences elles-mêmes qui eurent pourtant une si grande influence sur l’histoire des théologies du Moyen Âge et jusqu’au début des Temps modernes. Ce succès tint précisément sans doute au souci que le «Maître», dans un genre littéraire déjà éprouvé, avait eu de rester fidèle (relator plutôt qu’assertor ) à la tradition, augustinienne en particulier. L’ouvrage, il est vrai, rencontra d’abord une certaine hostilité, notamment de la part de Robert de Melun, de Géroch de Reichersberg, de Gauthier de Saint-Victor. L’opposition s’organisa alors autour de la question d’un certain «nihilisme christologique» que soutenait le Lombard d’après une thèse d’Abélard, et qui fut finalement condamné par Alexandre III en 1177. Mais l’enseignement du Maître des Sentences s’imposa peu à peu, spécialement grâce à ses successeurs dans la chaire de théologie de la Cité, Pierre le Mangeur puis surtout Pierre de Poitiers; et il fut officiellement reconnu par Innocent III au IVe concile du Latran (1215), à propos des «erreurs» trinitaires de Joachim de Flore: «Damnamus ergo et reprobamus libellum seu tractatum quem Abbas Ioachim edidit contra Magistrum Petrum Lombardum [...]. Nos autem, sacro approbante Concilio, credimus et confitemur cum Magistro Petro Lombardo ...».La thèse lombardienne qui demeure la plus célèbre et qui fut le plus longtemps débattue est cependant celle par laquelle le Maître identifie la charité avec le Saint-Esprit lui-même (Sentences , Livre I, distinction XVII): l’amour par lequel nous aimons Dieu n’est pas une vertu comme la foi et l’espérance, mais l’Esprit divin en personne présent et agissant dans l’âme sans la médiation d’un habitus . Il s’agit, en effet, d’une forme de dilection si haute qu’on doit non y voir un simple don divin, mais l’assimiler à Dieu même. Cette théorie, à laquelle Luther trois siècles et demi plus tard allait exiger qu’on revînt au nom de l’excellence d’un tel amour, fut, après les violentes attaques des disciples de Gilbert de la Porrée, soumise à une réfutation rigoureuse de la part de Guillaume d’Auxerre, auteur d’une Summa aurea , rédigée entre 1215 et 1229 et fortement inspirée dans son organisation interne par les Sententiarum libri quatuor . Cette réfutation de la proposition du Lombard allait s’imposer à la plupart des théologiens et entraîner ainsi le désaveu de cette dernière par le concile de Vienne en 1311-1312. Guillaume déploie une argumentation qui consiste à établir une parité rigoureuse entre l’action divine qui éclaire l’esprit dans la foi et celle qui, dans la charité, porte l’âme à aimer: si l’on admet, comme le fait bel et bien Pierre Lombard, que la première agit par l’intermédiaire d’un habitus créé, pourquoi n’en serait-il pas de même pour la seconde? Le nier, ce serait considérer la charité comme un don que l’âme ne peut véritablement s’approprier et qui ne sera donc jamais pour elle ni une réelle capacité d’action ni une raison de mérite.Néanmoins, tandis que la scolastique allait continuer de faire de la charité un habitus , c’est-à-dire quelque chose que l’homme possède en propre et qui, d’où qu’il l’ait reçu, est devenu sien, l’enjeu du débat que soulevait la conception de Pierre Lombard devait rester présent à l’esprit de nombreux théologiens, notamment des nominalistes, tout au long du Moyen Âge. Et Luther lui-même en souligna de manière radicale l’importance quand, appelé à son tour à commenter les Sentences , à Erfurt en 1509 ou 1510, il s’en prit à la théorie, à ses yeux plus aristotélicienne qu’évangélique, de l’habitus de charité. Évoquant les remarques émises à ce sujet par l’historien Adolf Harnack dans son Lehrbuch der Dogmengeschichte (1910), Paul Vignaux résume ainsi, tel du moins que le redécouvrit le Réformateur, l’enjeu de la célèbre controverse: «La violence de cette critique [de Harnack] montre l’importance [...] du moment d’histoire doctrinale que représente Pierre Lombard, avec sa doctrine de la charité: à ne pas le suivre, la théologie médiévale a posé: Dieu et la grâce – au lieu de reconnaître que Dieu seul est la grâce, ce qui l’eût orientée dans le sens de la réforme évangélique.»Les «Sentences» et l’enseignement scolastiquePropres au Moyen Âge, les Sentences sont un genre littéraire résultant d’une lente évolution: compilation d’extraits des écrits d’un ou de plusieurs Pères; mise en ordre de ces extraits selon les arguments et les sujets traités; établissement d’un plan systématique; insertion de sentences d’auteurs modernes, qui supplantent même les autorités patristiques; organisation des sentences en groupe de questions, avec discussion du pour et du contre et solution. Ainsi les principaux magistri dégagent-ils de la forêt de ces sentences un ouvrage personnel: un livre des Sentences .Le plus remarquable, le plus important pour l’histoire de la théologie est incontestablement celui de Pierre Lombard; il est lui-même à l’origine d’une nouvelle évolution du genre. Après leur reconnaissance officielle par le IVe concile du Latran, les Sententiarum libri quatuor deviennent l’ouvrage de base de l’enseignement théologique, de même que le De grammatica de Priscien ou le Décret de Gratien (Robert de Sorbon, De conscientia , I, 19).La «lecture» des Sentences préparait la voie à l’explication de l’Écriture et à son interprétation théologique. Entre 1240 et 1242, sous l’impulsion, semble-t-il, d’Alexandre de Halès, apparaissent les premiers commentaires réglementaires des Sentences . Cette lecture devient une des étapes de l’explication du texte sacré (Sacra Pagina ): la première est la lecture de la Bible pendant un an (ou deux), cursorie sous la conduite du bachelier biblique; la deuxième, qui dure deux ans (plus tard, un an), consiste dans l’initiation à l’ensemble des questions théologiques, des controverses et arguments par la lecture du manuel des Sentences , sous le bachelier sententiaire, qui doit étudier le livre complètement et consciencieusement avant d’accéder à la maîtrise; devenu maître, celui-ci expliquera le sens de la Bible en y rattachant les problèmes de haute théologie ou de pure spéculation, les discussions récentes sur les divers problèmes. Les statuts qui réglementent ces usages sont – pour Paris, Bologne, Toulouse, Vienne, Cologne – de la seconde moitié du XIVe siècle.Les Quatre Livres doivent être lus et commentés intégralement. Le cours du bachelier se fait le matin à la suite de celui du maître, entre neuf heures et midi. Le début de la lecture de chaque livre est entouré d’un éclat particulier. Des règlements universitaires fixent le détail de ces principia (collationes ), auxquels tous les étudiants et bacheliers doivent assister. Les méthodes de lecture, empruntées à la faculté des arts, comportent trois éléments: divisio textus , enchaînement général des idées, subdivisions adoptées; expositio textus , lecture glosée du texte qui s’ouvre sur des quaestiones , développées sous forme d’arguments pour et contre; dubia circa litteram , réponses aux difficultés provenant de la lettre même du texte. À l’intérieur de ce cadre, large place est laissée à l’initiative individuelle tant sur le plan de l’exposition des idées que sur celui de l’intérêt à accorder à chaque question et de l’importance relative des trois éléments de la quaestio . Le bachelier a toujours le droit de s’écarter de l’opinion du maître, dont certaines propositions d’ailleurs ne sont pas communément reçues.Le Commentaire des Sentences est une œuvre de débutant, mais qui demande à être prise très au sérieux. En premier lieu, elle est antérieure aux Quaestiones disputatae et aux Quaestiones quodlibetales , qui sont l’enseignement du maître. Mais le bachelier a au moins trente ans; il est souvent plus âgé. Religieux, il a exercé des charges importantes dans son ordre; il a déjà fait sept ou neuf ans d’études à la faculté de théologie; il a pris part aux séances et aux disputes. En deuxième lieu, le Commentaire est une œuvre préparée de longue date, à l’aide de notes personnelles (on trouve des gloses marginales sur certains exemplaires des Sentences ) ou d’extraits de commentaires antérieurs. Enfin, il est une œuvre contrôlée. L’admission à la licence présuppose la lecture des Sentences de façon correcte et orthodoxe. Le maître sous lequel lit le bachelier se porte garant de sa conscience, de son travail, de l’orthodoxie de sa doctrine (art. 31 des statuts de 1366 à Paris). Ses auditeurs, ses collègues et les autres maîtres peuvent le dénoncer. Souvent, ces commentaires sont publiés assez longtemps après la lecture et soigneusement revus et corrigés.Le genre littéraire des «Commentaires des Sentences»On trouve plusieurs genres de commentaires: gloses interlinéaires, gloses marginales, paraphrases du texte, introduction de quaestiones et disputationes . Le genre est fixé aux environs de 1230: ainsi avec les commentaires de Hugues de Saint-Cher, de Richard Fishacre, de Robert Kilwardy. Déjà chez Bonaventure et Thomas d’Aquin, la quaestio l’emporte sur le commentaire littéral; la divisio textus perd de son importance; les dubia circa litteram finissent par être reportés à la fin, puis par disparaître. À partir de 1310, surtout après 1350, une seule question porte sur plusieurs distinctions. Le commentaire est réduit à quelques questions, qui se gonflent par l’addition d’articles, de divisions, de subdivisions, de corollaires: ainsi chez Hervé de Nédellec, Durand de Saint-Pourçain, Pierre Auriol, Jean Baconthorp. Le commentaire demeure fragmentaire et incomplet. Les statuts parisiens de 1366-1389 interdisent aux bacheliers de traiter de questions autres que de théologie.Du point de vue rédactionnel, il existe deux sortes de commentaires: d’une part les «réportations», dues à des notes d’auditeurs prises au vol ou sous la dictée; elles supposent toujours un enseignement oral; elles sont sujettes à caution si elles n’ont pas le visa de l’intéressé, qui peut prétendre qu’on a déformé sa pensée; d’autre part, les rédactions personnelles, qui peuvent être des rédactions normales ou retardées ou retouchées; souvent le texte en est retravaillé, mis au point, enrichi de documents nouveaux, du fruit de discussions et du progrès de la pensée. Authentique, il ne représente plus cependant l’enseignement du «sententiaire». Normalement le commentaire doit être publié aussitôt que la lecture en est achevée. À partir de 1366, sa parution est soumise à la censure et à l’imprimatur. Parfois un même auteur commente plusieurs fois les Sentences soit en un même lieu, soit en des lieux différents.Le nombre des commentaires est difficile à déterminer (F. Stegmüller, Repertorium commentariorum in Sententias Petri Lombardi , 2 vol., Wurtzbourg, 1947, complété par V. Doucet, «Commentaires sur les Sentences. Supplément au répertoire de M. F. Stegmüller», in Archivum franciscanum historicum , XLVII, 1954; et «Quelques Commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard», in Miscellanea Lombardiana , 1957). Beaucoup sont inédits. On en trouve partout: en Bavière, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne; dans les ordres religieux: ainsi chez les Dominicains (250, d’après Quétif-Échard, Scriptores ordinis praedicatorum , II, 1721). Ceux-ci, les premiers, ont substitué la Somme de saint Thomas aux Sentences dans l’enseignement théologique. L’évolution est plus lente dans les centres universitaires.À la fin du XVIe siècle, on commente encore presque partout les Sentences , même dans des milieux protestants: ainsi Lamberto Daneo. On a de Luther des notes sur les Sentences . Au XVIIe siècle, paraissent encore quelques commentaires. Un des derniers est celui du jésuite Ripalda, publié à Cologne en 1635. Bellarmin inaugure, en 1570, à Louvain le commentaire de la Somme de saint Thomas. En 1595, Philippe II fonde la chaire de saint Thomas: le premier titulaire en est Van Malderen.Les commentaires des Sentences de Pierre Lombard permettent de connaître le point de départ de la pensée d’un auteur, ses vues sur l’ensemble des problèmes théologiques, son tempérament intellectuel, les influences qui se sont exercées sur lui. Ils sont utiles pour l’étude du mouvement théologique sur une question donnée. Ils ont marqué l’histoire de la théologie, en maintenant le contact avec les principaux textes patristiques, notamment avec ceux d’Augustin, en freinant l’invasion d’Aristote, en contribuant, enfin, à donner à la synthèse théologique une structure plus rigoureuse.
Encyclopédie Universelle. 2012.